La preuve par le verre vide
Francis Thievicz
- Avez-vous parfois l'impression que nous
pourrions cesser d'exister le temps d'une suspension entre deux de nos
rapports ou enregistrements ?
- Que voulez-vous dire ?
- Je m'interroge à propos de la substance sur laquelle repose
notre réalité.
- Puériles considérations ! Je pense que vous voulez
en
arriver au sujet du solipsisme plutôt qu'à l'incertitude
physique bornée par nos piètres capacités
scientifiques et naturelles.
- Oui et non, car, de toutes manières, du monde nous ne
connaîtrons que ce que nous sommes en mesure d'appréhender
par nos sens et notre raison, peu importe. Ce qui me turlupine c'est
que nous ne pouvons jamais savoir si entre deux instants il
s'écoule un temps infini ou rien du tout.
- Ah, je vois: philosophiquement parlant vous vous demandez si l'on se
résume à ce qu'on fait ou à ce qu'on est.
- Non, du moins pas dans notre propos actuel. Nous enregistrons presque
tout, sur bande magnétique, par écrit, une partie aussi
dans le tore de Tuilard.
- Lorsque nous saurons faire autre chose que de l'alimenter en
informations, car en voilà une machinerie absurde que l'on peut
nourrir mais dont nous ne possédons la clef pour qu'elle nous
restitue ce qu'elle engrange.
- Certes. Mais, donc, de quoi sont faits tous ces moments dont nous ne
gardons aucune preuve tangible ? Par exemple que s'est-il
passé
lorsque, rappelez-vous, nous étions piégés dans
les derniers numéros du Codex Atlanticus publié par La
Clef d'Argent ?
- Ce sont des souvenirs, de la mémoire cérébrale,
du non-dit pas moins existant que l'existence de la face cachée
de la lune.
- Donnez-en la preuve.
- Eh bien, à votre tour souvenez-vous, l'affaire des pompes
à désaliniser l'eau de mer dans la cité
sous-marine au large de l'Islande.
- Il y a eu un rapport à propos de ceci, et même des
photographies des suricates aquatiques. Tout est tangible, il nous
suffirait de consulter nos archives.
- Mais elles sont partis en fumée lors de l'incendie ! Et
celles-ci avant que nous ayons pu les numériser.
- Certes, mais désormais nous en parlons, les faits existent
donc à nouveau. Mais je ne suis pas sûr que nous
réglerons ce problème en nous enregistrant, nous ne
ferions qu'alimenter un diallèle sans fin.
- Buvez.
- Mais John, vous savez : l'alcool et moi...
- Ce n'est pas de l'alcool.
- Mais quoi alors ?
- Je ne vous le dirai pas, ainsi nous saurons si ce dont on ne garde
pas de trace existe.
- Eh bien, ce verre est vide !
- Damn it !
© 2021, Francis Thievicz