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Lexicolalie

Philippe Gindre

   John Coolter lut à haute voix les quelques mots inscrits sur la feuille de papier que Quincampoix venait de lui tendre:

   - Atise se nobia adoiste riomirs moltes, moltes nela. Rebesa le, tate adoso moltes.

   A'eamanog. Ri imnecut atep'taoenet sa ila neranur, neranur eatobel metasoes.

   Eatobel metasoes sa niog dereutai.

   - C'est tout?

   - Non. Il y en a près de cent cinquante pages. Le carnet est de facture assez récente. Pas plus de quarante à cinquante ans. L'encre a été analysée. Cela correspond.

   - Et la langue?

   - Ce n'est pas une langue. Du moins, je ne le crois pas. En fait, Vernier de l'Institut a passé quelques nuits blanches sur ce carnet. Il a mis son calculateur à contribution et le résultat est pour le moins surprenant: tout d'abord les "mots". Ce sont des mots typographiques, à l'évidence, mais le calculateur n'a pu mettre en évidence la moindre trace de matrice lexicogénique sous-jacente. Ainsi, il n'est pas possible de dégager de construction: aucun affixe récurrent, aucune composition; les seules séquences qui se répètent de temps à autre (environ quinze pour cent du total) sont des mots entiers. Jamais de flexion.

   - Pas de racine connue?

   - Oh cela non, c'est la première chose que nous ayons testée. Pas d'emprunts, non plus. Aucune suggestion d'emploi onomatopéique.

   De plus, les contraintes morpho-phoniques, s'il y en a, sont quelque peu exotiques. Dans quelle langue a-t-on inopinément quatre à cinq consonnes d'affilée au milieu de séquences tout à fait comparables à celles communes à la plupart des langues d'origine indo-européenne?

   - C'est peut-être crypté.

   - Pas que nous sachions. Marchand a essayé les principales grilles actuellement en usage. Rien.

   - Étonnant...

   - Pour le moins. Mais il y a autre chose. en cherchant dans d'autres directions nous avons découvert une certaine cohérence que nous ne soupçonnions pas. Les groupes de mots répétés n'excèdent jamais trois unités. Et toujours dans le même ordre. Qui plus est, on n'a jamais trouvé le même groupe répété plus de vingt fois.

   - Vous pensez que ces chiffres ont une importance?

   - Je ne sais pas. Peut-être.

   Mais il y a plus encore. La fréquence d'apparition des lettres correspond au français.

   - C'est-à-dire?

   - Eh bien, nous avons - indépendamment du contexte et de la collocation des mots ou de la position des lettres dans ces mots, qui ici ne correspondent à rien - un pourcentage tout à fait comparable au français; soit 9,13% de «a», 1,31% de «b», 14,43% de «e», etc.

   -...

   - Et ce n'est pas fini! La fréquence d'apparition des lettres dans ce carnet correspond très exactement, à la deuxième décimale près, à celle qu'on observe dans les trois premières pages de «La Cave aux Cercueils», nouvelle qui figure dans le recueil d'Édouard Ganche intitulé Le Livre de la Mort, si l'on excepte le poème de Maurice Rollinat placé en exergue!

   -...!
 


Première parution: sous le titre «Sans légende», Le Codex Atlanticus No3, La Clef d'Argent, Dole, 1995.
© 1993, Philippe Gindre

Annexe